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   Ici quelques gouttes de mon travail d'écrivain, de biographe, poète et haïjin


 

           

                            Souvenir de Tatie Dienne
                                      22 mai 1944
                                          extrait

 

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   Au bord du lac des Fades, Adrienne mélancolique s'allongea sur un lit de pâquerettes. Elle aimait s'y détendre,  le respirer comme on regarde un vieil album photos.  Ici avant la guerre,  les jeunes dansaient autour du feu de la Saint Jean,  en juillet le grand pique-nique des moissons réunissait les habitants des hameaux environnants. Ici se déroulaient les parties de pêches dominicales et surtout ses rendez-vous inoubliables avec Marcel Rousseau, devenu son mari deux semaines avant la mobilisation générale. Un lieu béni du ciel où aucune bombe, aucun allemand ne pouvaient la surprendre, pensait-elle.
  
   Le lac étirait ses eaux frissonnantes et verdâtres sous la danse des trembles où les vaches broutaient l’herbe grasse dans le calme de la chaleur de mai. Elle sortit de sa blouse la dernière lettre de son mari, reçue six mois auparavant. Elle l'avait lue et relue tant de fois que les plis commençaient à percer le papier, effacer les mots. Marcel y avait glissé une photo où il se tenait debout aux côtés de deux autres soldats devant une ferme. Ils y travaillaient en tant que prisonniers de guerre. Leur maigreur et le sourire feint des trois hommes l'inquiétaient, elle craignait le pire. Mais le fait même qu'elle reçut cette photo la réconfortait, elle y reconnaissait le débrouillard qu'il était. Que de questionnements et de peur la tiraillaient.
 
    Elle avait posé la photo sur la table de nuit prés de celle de leur mariage, dans un cadre en argent qui appartenait à ses parents. Leurs cinq premières années d'amour conjugal se composaient de son tailleur noir de mariage et du costume de Marcel, d'une quinzaine de lettres rangées dans le tiroir de sa commode et des deux photos ; si peu de choses.
 
   Quelques larmes – elle retenait sa douleur – quelques larmes et la lettre sur son cœur.
   Elle sentit la fourmi égarée sur son bras, regarda le papillon virevoltant au-dessus des iris de marais. Dans ces moments là, la plus petite parcelle de vie vous redonne l'espoir qu'un signe parvienne jusqu'à vous. Fermer les yeux, s'abandonner de nouveau sur le tapis de la prairie ; corps et âme souffrants du manque de lui, de leurs étreintes…Elle venait d'avoir vingt-cinq ans, lui fêtait ses vingt-neuf  dans deux mois.
 
   Quand le soleil se situa derrière l’aiguille du clocher, que les vaches meuglèrent devant la barrière,  il n'était plus temps pour Adrienne de se laisser aller à la paresse. Les femmes ne manquaient pas d'ouvrages, surtout les hommes partis. "On ne bade pas aux corneilles, ça fait mal à la tête !" disait-elle déjà à l'époque. Adrienne croyait en l'huile de coude, aux signes et en Dieu. Chacune de ses grandes tristesses ou moments de vague à l'âme se finissaient par un éveil à la foi. Elle prenait dans ses doigts la croix, qu'elle portait en pendentif tout en priant Marie avant de retourner à son labeur.
   Le travail, il n'y a rien de tel pour ne pas penser. A la campagne en 1944, le luxe de s'apitoyer sur son sort appartenait aux riches.
   Le cortège de pis-noirs devant elle, elle entendit le père Couard l'appeler. Le vieil homme se pressait tel un épouvantail animé perdant son pantalon :
 
— Adrienne, Adrienne! Y a les Boches, dépêche toi!
 
   Elle l’aida à s’asseoir sur le bord du chemin et courut le plus vite qu'elle pût à Grand-maison.
   Grand-maison était une grosse bâtisse bourgeoise que ses parents avaient achetée à un notaire. Elle était le plus haut point du village après le clocher de Grosbreuil. Quant à l’ennemi, il occupait le château de « la Touche » plus en contrebas. La famille, habituée à leurs visites, savait que par sécurité ils ne montaient jamais à l’étage sans un des habitants et qu'il valait mieux s’incliner à leur volonté afin d’éviter les représailles. Elle devait arrivée avant qu'ils obligent son père à se lever, le pauvre homme ne tenait plus sur ses jambes depuis son accident de tracteur. Arrivée au coin de l’épicerie, un coup de chance, la bicyclette de sa voisine lui tendait le guidon comme par miracle pour monter la côte.
   Les trois Allemands entrèrent dans le vestibule, elle reconnut l'homme à la casquette, c'était l'officier toujours présent lors des venues importunes, il était si grand et elle si petite. Cette fois, ses gestes brutaux, son visage émacié affichaient une autorité rude et agressive à tel point qu’elle resta figée au pied de l’escalier. Très vite, l’un des militaires se positionna derrière la porte d'entrée tandis que l'officier lui cria en montrant l'étage: 
 
— Gehen ! Sie hoch!
 
   Elle monta, les deux soldats lui emboîtèrent le pas, mais Adrienne s’arrêta brutalement aux bruits sourds des avions. Elle ne contrôlait plus rien, le corps comme une loque et puis elle sentit un canon dans le creux du dos qui la poussa. Encore dans ses vieux jours, le simple fait d'en parler la saisissait de frissons.
   Ils ordonnèrent d’ouvrir toutes les chambres, enfin entrèrent dans celle du milieu et se précipitèrent à la fenêtre en vociférant de plus belle. S'ensuivirent des détonations. Debout, plaquée contre le mur, abasourdie, elle crut s’évanouir quand le soldat pointa de nouveau sur elle le fusil mitrailleur en lui ordonnant de s'accroupir, tandis que l'officier continuait de scruter l’horizon avec les jumelles. On entendait toujours les avions, ils semblaient venir de la côte. Toutes ses pensées allèrent vers les siens. Sa mère et Toinette récoltaient les petits pois et le réveil marquait six heures passées ; les femmes devaient être sur le retour — pourvu qu'elles n'aient rien, pensait-elle, pourvu qu'elles n'aient rien —  l'officier la regardait, elle fuit alors son regard  récitant mentalement l’Ave Maria.
 
Enfin la porte claqua puis ce fut le silence, les avions n'étaient qu'un bruit lointain. Dans sa frayeur elle n'osait bouger, son souffle même n'était audible. Combien de temps dura ce silence dans la chambre? Peu importe, elle avait la tête baissée quand une main prit la sienne. L'officier allemand était là, penché vers elle.
 
— Pardon, lui dit-il en l'aidant à se relever.
 
Il posa sa casquette sur le lit, son visage comme transformé, blême et doux. Puis calmement dans un bon français, il lui demanda :
 
— Vous avez eu peur hein, Madame, est-ce votre mari là? Montrant la photo.
 
Adrienne hocha la tête.
 
— Cette ferme, je la connais, votre mari a de la chance, il reviendra après la guerre. Mais moi je ne reverrai plus ma femme et ma fille, il y a la Russie et… 

Il s’assit sur le lit la tête dans ses mains et fondit en larmes :
 
— C’est fini pour moi, c’est fini …
 
    Devant l'effondrement de l'officier, elle-même encore sous le choque, elle ne sut d'abord comment agir puis elle lui dit quelques mots, que rien était perdu, qu'il les reverrait.  Mais depuis les bombardements de Berlin en janvier et février, il ne recevait plus de leurs nouvelles.
 
    Adrienne maudit toute l’injustice et l'absurdité de la guerre. L'ange qu'elle espérait tant portait une croix de fer où figurait à son centre une croix gammée. Cet homme lui assurant que Marcel reviendrait allait vers la mort sans même savoir si ses amours étaient en vie. Elle s'assit sur l'unique fauteuil de la pièce après avoir vérifié à la fenêtre ; pas de cadavre dans la rue.
L’Allemand reprit une attitude plus digne et serrant très fort les mains d’Adrienne dans les siennes, il lui demanda :
 
— Notez-moi le nom de votre mari, je lui donnerai de vos nouvelles. Vous êtes étonnée que je vous parle si bien le français, c’est que j’aime beaucoup la France. Surtout il ne faut pas que ça se sache, promettez de ne rien dire.
 
    Adrienne promit et nota rapidement le nom de Rousseau Marcel sur un feuillet blanc puis le remercia. Ils échangèrent un dernier regard, amicalement il la serra dans ses bras puis remit sa casquette et partit tandis qu'elle resta le temps de reprendre ses esprits.
   Elle descendit seulement à l'écho des voix familières provenant du rez-de-chaussée. Toinette et sa mère étalaient leur cueillette de pois sur la table de la cuisine pour les écosser. 
 
— Ah! Adrienne, si tu savais comme on a eu peur cette fois ! Lui dit sa mère. Tu as vu les avions? En descendant le champ, nous avons aperçu un convoi sur la nationale, alors avec ta tante, nous sommes passées par le chemin de Courpétaux. Les avions tiraient en rafales, Sainte Marie Jésus! c'était terrible ! Et ta tante qui n’arrêtait pas de geindre!

—  Tu peux parler va, tu n’en m'nais pas large! Tu l'aurais vu, elle était si courbée qu'on n'la voyait plus dans les herbes de la pommeraie, se défendait Toinette.

   Les deux femmes dans la continuité de leur bavardage lui demandèrent si tout c'était bien passé à Grand-Maison. Adrienne raconta la tête ailleurs, quelque part dans une ferme allemande.  Un peu plus de deux semaines après l'évènement, elle apprenait par la TSF l'horreur de Tull et d'Oradour. Pourquoi tant d'horreur, pourquoi le Seigneur laissait-il massacrer tant d'innocents ? Comme à son habitude, elle s'en remit à Dieu.
  
   Marcel Rousseau n'a jamais entendu parler de cet officier du temps qu'il fût prisonnier et Adrienne regrettait de ne pas lui avoir demandé son nom. Pendant des années elle mentit,  leur échange verbal s'était passé dans l'entrée et non plus dans la chambre pour éviter les mauvaises langues des bigotes. Elle raconta maintes fois dans l'espoir d'obtenir un nom. Personne ne le revit après la guerre et personne ne connaissait son identité. Soi-disant, car au château de La Touche, si les propriétaires avaient fui en Angleterre, il restait les gardiens qui veillaient par obligation au confort de l'ennemi. Ils savaient mais leur peur d'être incriminés de collaboration était plus forte que de parler. Son opinion fut vite faite, ils étaient des sans-cœurs, ils ne valaient pas un pet de lapin. 
 
    Lorsqu'elle nous racontait ses souvenirs, entre la préparation des soles au beurre noir ou autour de sa gâche vendéenne, entre deux "il faut manger ma fille !" la tape sur l'épaule qui vous redresse, je me sentais bien, en sécurité de tout. La vie lui avait appris l'autorité, certains la trouvaient raide. Pour moi, elle menait sa barque d'une main de fer mais Dieu que son regard pouvait être tendre.  
 
   Nathalie Réal
 
 



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